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Annabel insista pour qu’ils prélèvent tous les objets susceptibles de contenir des traces d’ADN ou papillaires : cannettes de bière, mégots de cigarettes et les quelques prospectus ou emballages de sandwiches que le vent n’avait pas emportés.
S’il fallait garder ouverte la piste d’un homicide, mieux valait disposer des indices.
Ils firent tout le travail à quatre, avec les sachets plastiques qu’Annabel conservait dans la voiture. Le photographe arriva en premier, suivi du légiste et de la presse. Trois camionnettes de télévision surgirent en crissant des pneus, comme s’il ne fallait surtout pas manquer la levée de corps. À défaut de filmer le cadavre, ils parviendraient au moins à faire un gros plan sur la housse noire.
Le légiste ne put rien affirmer de précis sur place, l’heure du décès ne pouvait être établie avec certitude, les vents avaient passablement accéléré le refroidissement du cadavre, il situa néanmoins l’heure de la mort entre le milieu et la fin de matinée.
Thayer conduisit l’enquête de voisinage en compagnie des deux officiers de police toujours présents à ses côtés. Elle se résuma à un rapide tour des environs pour s’assurer qu’aucun clochard n’était présent. Annabel gagna le sommet de la colline. Au-dessus de la rampe de la route express se dressait une longue promenade pour piétons. Elle la connaissait d’autant mieux qu’elle habitait une des maisons jalonnant cet espace public. Annabel fit le tour pour demander aux passants s’ils avaient vu ou entendu quelque chose.
Le défilé de véhicules en contrebas dressait un mur qui lui laissait peu d’espoir, il semblait impossible de percevoir ici un coup de feu provenant de la jetée, plusieurs centaines de mètres plus loin. Elle chercha les habitués, des personnes âgées essentiellement, et les questionna sans obtenir de réponses positives.
En fin d’après-midi, elle retrouva Thayer pour rédiger les premiers rapports et soumettre les demandes d’expertises aux laboratoires.
Ils bouclèrent la paperasse pour le dîner.
Elle s’approcha du bureau de son collègue pour demander :
— Je t’invite à dîner chez Tanner, ça te dit ? Ensuite on file au Kings County Hospital pour l’autopsie.
— Tu ne rentres pas chez toi ?
— Brady m’a laissé un message, il bosse tard ce soir.
— Alors je suis ton homme !
Lorsqu’ils arrivèrent face à l’imposante façade brune du Kings County Hospital, Annabel se gara à l’opposé de l’entrée principale. Par expérience, elle savait qu’il fallait l’éviter, ici on recevait près de cent mille patients par an rien qu’aux urgences. Situé au milieu des pires quartiers de Brooklyn, l’hôpital ne désemplissait jamais. Les blessés par armes à feu affluaient en si grand nombre que l’armée y avait établi un de ses principaux centres de formation médicale.
Se faufilant dans le complexe par une porte de service, Annabel et Jack Thayer gagnèrent les sous-sols pour y retrouver le Dr Mitchels, un Black quadragénaire dont la barbe se teintait de blanc.
— J’ai déjà commencé les observations préliminaires, exposa-t-il, poids, taille et découpe des vêtements. Vous n’allez pas être déçus.
— Pourquoi ? s’inquiéta Annabel.
— Elle a de sacrées blessures ! Venez, ce sera plus parlant de visu.
La salle d’autopsie – carrelage blanc, meubles en inox et scialytiques aveuglants – sentait le détergent tandis que la clim’y maintenait une température de frigo. Sur la table d’examen, le corps de la victime était nu, exhibant des plaies multiples comme autant de bouches roses.
Les entailles avaient trois à cinq centimètres de long, toutes fraîchement suturées. Deux dans le ventre, une dans le flanc droit, une autre dans le sein gauche, et une dernière dans la cuisse droite.
— Une idée de ce que ça pourrait être ? s’enquit Thayer.
— Non, je vous attendais pour les ouvrir, dit le médecin en prenant un scalpel. Elle a aussi de nombreuses petites cicatrices, assez anciennes, on ne les voit pas bien, comme des blessures au rasoir. J’ai pris les photos, et fait des radios générales sans rien remarquer.
D’un geste sûr, il découpa les fils qui retenaient les bords de l’entaille sur le flanc et braqua une petite lampe à l’intérieur du trou étroit.
Pendant ce temps Annabel parcourut la silhouette du regard. Belle était le mot qui convenait, hors cette fleur obscène qui lui ouvrait le crâne par l’avant. Des jambes fines et musclées, abdominaux à peine masqués par un voile de peau, et de beaux seins ronds. Elle devait avoir un succès certain auprès de la gent masculine. Son pubis était parfaitement épilé, tout juste un trait fin, les aisselles glabres, elle avait pris soin d’elle jusqu’au bout. Annabel avisa son cou tuméfié. Une ecchymose de la taille du poing lui colorait le derme, avec deux croûtes de sang côte à côte, au centre.
On dirait une morsure de vampire, songea-t-elle.
— C’est profond, rapporta le légiste en sortant Annabel de ses pensées. Au moins dix centimètres.
Il était plié en deux pour scruter l’intérieur des chairs.
— Causé par une lame ? demanda Annabel.
— Probablement, un seul tranchant, il y a un effilement dans un sens uniquement. En revanche, la lésion a été élargie ensuite. Infection. Je ne sais pas comment elle s’est fait cela mais elle était dans un sale état, cette fille aurait eu besoin d’un tour à l’hosto !
Il répéta l’opération avec chacune des coupures et prit le temps d’étudier le corps en réfléchissant.
— Un problème ? intervient Annabel.
— Non, je me disais juste qu’elle s’en était bien sortie, si je puis dire, car aucune artère n’a été touchée, pas même à la cuisse. Les blessures sont profondes mais jamais… dangereuses, pas directement en tout cas. Sur une ou deux je veux bien parler de chance, sur cinq, on peut présumer qu’une attention toute particulière a été portée pour ne pas mettre sa vie en danger.
— Elle pourrait se les être faites elle-même ?
— Éventuellement. Dans ce cas, ce sont les cliniques psychiatriques qu’il vous faut sonder ! Sans compter toutes les cicatrices fines dont je vous parlais. Ici, là, ou encore là, dit-il en désignant le torse et les bras.
Annabel fixa Thayer.
— Mutilations de répétition, pour s’encourager, dit-elle, c’est assez classique et ça renforce la thèse du suicide.
— Dans ce cas, pourquoi prendre le soin de ne pas toucher de partie vitale ? Ce n’est pas logique !
— Elle n’ose pas ?
Thayer secoua la tête.
Le Dr Mitchels poursuivit l’autopsie en ouvrant l’abdomen. L’ecchymose du cou demeurait superficielle bien qu’il fût incapable d’en déterminer l’origine. Il ne releva rien d’anormal avant de découper l’appareil génital pour fendre d’un coup de scalpel le vagin et l’étudier de près.
— Lésions nombreuses, révéla-t-il.
— Viols, pesta Annabel.
— Pas obligatoirement, cela peut provenir de rapports sexuels violents, ou tout simplement d’un manque de lubrification, peu d’excitation ou malformation, bref, il ne faut se fermer à aucune hypothèse.
— Vous avez effectué un prélèvement avant l’autopsie pour détecter la présence de sperme ? insista Annabel.
— Oui, les écouvillons sont dans leurs tubes, prêts pour l’analyse.
— À l’examen visuel, il n’y avait rien ?
— Je n’ai rien remarqué.
— Peut-être parce qu’elle est morte ?
— Non, au contraire. Le sperme se conserve mieux dans un cadavre. Jusqu’à deux semaines, le temps que la décomposition fasse son œuvre, alors qu’il ne dépasse guère les vingt-quatre heures dans un vagin vivant, à cause des sécrétions. Encore qu’on puisse relever les traces des phosphatases acides jusqu’à soixante-douze heures tant elles abondent dans le liquide séminal. Je procéderai à tout cela ensuite, vous aurez le rapport de toxicologie, soyez sans crainte.
Lorsqu’il se pencha pour étudier l’anus, Mitchels se racla la gorge avant de grimacer.
— Mêmes lésions anales, dit-il. Soit notre victime avait des rapports particulièrement intenses soit elle a été violée récemment.
— Un motif pour la conduire au suicide ? proposa Annabel en guettant Thayer. Qu’en penses-tu ?
Celui-ci se contenta de hausser les épaules.
Il observait cette femme béante, les pans de la poitrine renversés de part et d’autre de ses bras, l’écarlate de son intérieur brillant sous les projecteurs.
— Elle ne s’est pas mutilée toute seule. Et ce n’est pas un suicide. Voilà ce que j’en pense. Il y a un pervers en liberté responsable d’un meurtre et je veux le choper. Vite.